Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette journée restera longtemps gravée dans nos mémoires. En ce petit matin ensoleillé, toute la troupe est au complet avec Dédé qui nous a rejoints la veille. La voie sélectionnée aujourd’hui lui est entièrement dédiée, avec pour originalité un passage spéléo en 4c sur deux longueurs qui nécessite le port de la frontale (à toujours avoir au fond du sac dans le Verdon!).
Nous nous arrêtons au magasin «Entre-prises», sur la route des Crêtes, mais ne connaissant pas la voie, la tenancière ne peut nous confirmer que l’usage des coinceurs est obligatoire dans le boyau. Nous filons alors vers notre destin, et même la sortie en 6c/A0 ne vient pas freiner notre excitation.

Nous partons entre les buis et les épineux à la recherche du rappel «Bottes Surbottes». Nico tombe rapidement sur un relais qui, malgré les ressemblances avec le topo, se révélera être une descente directe sur le secteur «Jardin des Suisses». Dédé part devant, mais rate la première chaîne. Nico lui demande alors de patienter où il est et lui descend rapidement la deuxième corde de rappel. Tous les deux, rejoints par Bachir, se retrouvent vite à jardiner en contrebas dans le pierrier. En fait, on a plongé droit dans les relais du «Nez». Pour éviter la désescalade de la première longueur en 4c, Nico exhorte Carole à tirer plus dans les clous à droite. Pendant que je les rejoins, Dédé, tout assoiffé qu’il est, se lance dans ce qui aurait pu être «Gueule d’Amour», si ça n’avait pas été un 7c+. Mais comme le dit Dédé: dans ces situations, il n’est pas en grande forme.
En prenant un peu de recul, nous nous aperçevons que nous sommes descendus au-delà du rappel de la «Souricière», et il nous faut alors longer le secteur «Surbottes» pour atteindre notre objectif.
Dédé est énervé par sa déception dans son 7c+, et nous ne le retenons pas longtemps. Il s’envole dans la première longueur encaissée de «Gueule d’Amour», mais bat trop des ailes et, finalement, nous caillasse. Insouciants, nous sommes mal placés et voyons fondre sur nous un joli caillou qui rebondit aléatoirement. Les gars sont prêts à danser le rock’n roll, mais c’est malheureusement Carole qui prendra pour tout le monde.
Résultat: une belle bosse au-dessus du coude; rien de cassé, mais la pression monte.
Nico et Bachir rejoignent leur acolyte de cordée en s’enfonçant rapidement dans le boyau. Quand j’arrive au relais, Dédé s’est déjà transformé en spéléo et a attaqué la première longueur dans le noir. Il est tellement dans son élément qu’il s’engage tout droit direct au plus dur.
Nico qui suit derrière annoncera par la suite un 6b+ bien tassé dans la partie haute qui rejoint l’alternative extérieure. Les trois compères se retrouvent tous sur un relais franchement peu conventionnel (un beau coinceur naturel, petit bloc sanglé entre les deux faces).

Après un long moment à distinguer de lointains chuintements dans le noir, Carole et moi voyons réapparaître un à un nos compagnons qui restent un peu sur leur faim. J’aurais du mal à relater aussi bien que Dédé et Nico ce qui s’est vraiment déroulé… un peu comme dans ces séries B horrifiques où on sent l’odeur du sang, on perçoit les cris et on s’attend au pire. J’espère qu’ils nous feront revivre ici cette aventure au fond du boyau.
Dédé pourrait être couronné pour son courage et son engagement au vu des risques encourus. Mais pour l’heure, il revient plutôt avec une dégaine en moins, et surtout l’un de ses chaussons s’est fait la belle.
Pendant que nous optons pour la chaleur extérieure (surtout Carole qui commence à sentir les effets de la fatigue), ayant en tête de trouver une voie de sortie, Bachir repart plein de bravoure dans l’obscurité à la recherche du fameux chausson. Avec le flair du vieux bourlingueur, il saura le retrouver redonnant à Dédé toutes ses espérances pour la remontée.
Notre cœur balance alors entre des voies plus dures dans le septograde et les belles lignes abordables sur coinceurs. Malheureusement, ces derniers manquent un peu aux baudriers. Mes camalots 0.4, 1 et 2 sont loin de faire l’affaire.
Nous trouvons finalement une échappatoire et optons à l’unanimité de nous évader du «Jardin des Suisses» par «Heavy Metal», une voie des frères Rémy.
Quelle n’est pas notre surprise en voyant Nico se mettre à l’envers dans la première longueur en 6a. Sa souffrance met en compote le moral des troupes, d’autant que Carole ne sent plus ses doigts et Dédé est visiblement vidé, sa poche à eau aussi, n’ayant pas survécu à la montée dans «Gueule d’Amour». Bachir et Dédé suivent en maugréant à chaque coup de hanche, à chaque dégaine trop lointaine, mais font un bel effort pour s’extirper au premier relais.
En place, Bachir surveille alors de près l’ascension suivante de Nico pendant que Dédé, à qui on a confié notre corde, assure notre remontée. Nico relance dans une deuxième longueur à des années lumières du 5b noté sur le papier. Il doit sortir technique et précision pour venir à bout de cette fissure surplombante. Engagement, engagement!
Pendant ce temps, Carole ne pense plus qu’à la sortie en tirant sur tout ce qu’elle peut. La tension est palpable car il se fait déjà tard, et l’ombre commence à faire place à la pénombre.
Quand j’arrive au relais, après que Dédé m’a remonté gentiment mon sac pour me soulager dans la partie difficile et ainsi nous faire gagner du temps, Bachir est déjà sur les traces de Nico. Les muscles saillants, le sac pendu entre les jambes, il négocie bien la fissure et disparaît rapidement. Dédé est cramé et prévoit directement une remontée sur corde.
Il nous démontre là encore qu’il est un chef en artif. Même s’il souffre physiquement, il s’éclipse assez rapidement. Carole ne fait pas non plus dans le détail en utilisant ma corde tendue et m’abandonne sans fioritures.

Je me sens soudain seul. Le péril de cette traversée surplombante me tend les bras. Je sens que l’affaire ne va pas être simple, mais je n’ai pas le choix. Je récupère les deux premières dégaines dans une contorsion qui n’annonce rien de bon. Mon sac que j’ai laissé dans mon dos frotte beaucoup trop, et la fissure étroite ne semble pas prête à m’accueillir chaleureusement ainsi chargé. La corde me tire soudain sur le côté me rappelant que la dégaine est loin à 3 m à droite. J’écrase frénétiquement le bouton du talkie-walkie, priant Carole soit de m’hélitreuiller très fort (ce dont je doute), soit de me donner plus de mou. Je me déplace alors lentement vers la droite à la recherche de prises plus franches dans la fissure quand la corde happe mes espérances et me catapulte dans le trou béant donnant sur 60 m d’un vide austère.
Quelle sensation! Pendu sur un fil, le brin d’une vie… Pas le choix, la remontée sur corde s’impose. Je prépare la réchap’ avec ficellou, mais trop peu répétée et encore moins avec une corde de diamètre 8.2 mm. Résultat, mon autobloquant se noue sur la corde dès la première mise en tension. J’essaie d’installer mon ropeman, qui me sert au réglage millimétré de ma vache, et là encore, au premier essai, calé sur ma pédale, le mousqueton le coince irrémédiablement.
Je n’ai pas prévu de ficelle de réserve, et la petite sangle que je pose en guise de machard glisse sur la corde, le diamètre étant trop faible. Je rêve alors de la poignée d’ascension que j’ai laissée à la maison. C’est trop c..! Je sens que je suis en train de mettre une grosse cerise sur le gâteau de la journée.
Pas fier, j’appelle à l’aide sans hurler. Merci qui? Merci talkie! Carole se veut rassurante, et je sens ses réflexes de prof qui prennent le relais. Pendant les 105 minutes qui vont suivre, elle sera à mes côtés, Dédé la rejoignant pour vider le peu d’eau qui doit lui rester dans le corps. 105 minutes pour quelque chose comme 7 m de remontée. Carole redescend pour me passer son brin de corde. Mais tout va pour le pire. Le shunt de Dédé ne peut bloquer convenablement la corde en 8.2, et mes deux sauveurs vont devoir puiser dans leurs ultimes ressources pour arriver, sans autobloquant, à tirer lentement, en suivant ma cadence, le brin bleu, le brin rose, le brin bleu, le brin rose.
De mon côté, j’ai allumé la frontale, la pénombre ayant fait place à la nuit. Dessous mes pieds, je ne vois plus le jardin… peu importe car seule cette foutue dégaine m’obsède.
J’essaie tout, même l’unique et improbable réglette qui me rit au nez. Chaque fois que je me perche sur la pédale, les deux brins s’enroulent en me faisant virevolter comme dans un tourniquet. Je dois alors éloigner ces deux fils de vie dans un énorme blocage d’épaules, afin d’éviter cette torsion qui empêche Carole et Dédé de remonter le brin salvateur. Heureusement, j’ai encore de l’eau! A chaque nouvelle tentative, j’optimise le mouvement passant alors à 10 cm de remontée.
Mes deux compagnons d’infortune en font de même! En me rapprochant de la fissure, mon excitation se fait plus grande, et je commence à exploiter le rocher qui me tend les bras. De beaux picots vont mettre en charpie mes mains, mes genoux. Mais je ne sens plus rien! Et puis mes doigts étreignent enfin cette dégaine que Carole m’avait laissée 2 heures plus tôt.
Carole et Dédé m’attendent, et le soulagement est collectif.
Dédé: «As-tu encore de l’eau?» Je lui réponds «oui» et le vois apprécier les dernières gouttes, au grand désespoir de Carole au relais suivant. Contrairement à lui qui n’avait plus rien depuis la sortie de la grotte, j’avais pu me désaltérer avec parcimonie.
Les deux dernières longueurs, en 5b et 5c, sont un calvaire pour Dédé et un parcours d’artif pour Carole qui est défavorisée cette fois par sa frontale peu lumineuse. J’arrive encore un peu à chercher les prises et je me surprends à me faire plaisir en rejoignant le dernier relais.
L’attente est longue sur la fin, et Dédé, à bout de force, sort au sommet en y mettant toute son énergie et tout son corps. Pendant ce temps, dans le noir total, on a pu observer la lumière tremblotante d’un feu dans une grotte. Un couple a tiré un rappel pour y bivouaquer. Les étoiles sont lumineuses, mais la lune se cache. Quelle immensité, quelle sérénité!
On parle peu et seul le frottement de Dédé sur la paroi nous rappelle que notre tour approche.
On a hâte d’en finir et on arrive sans faiblir sous le petit bloc de sortie, Carole sautant devant, de plaquette en plaquette, moi juste derrière. Je la laisse s’extraire sous les flashs de Nico qui a, pendant ces 2 heures, préparé le terrain.
Il a joué les pompiers en allant chercher son fourgon garé à plus de 2 km de là.
Fatigués mais ravis, nous rejoignons la voiture. En redescendant sur La Palud, nous croisons les vrais pompiers qui sont venus secourir une cordée. Ils n’avaient probablement pas prévu la frontale… Heureusement que, dans «Gueule d’Amour», elle faisait partie de l’équipement recommandé.
Petite récompense à l'arrivée au camping: les crêpes d'Amédée!
Pour revenir sur les secteurs «Jardin des Suisses», «Souricière» , «Gueule d’Amour» et «Mort à Venise»: ils sont propices au terrain d’aventure ou voies extrêmes. Il sera probablement plus rapide d’y redescendre avec les coinceurs.
Côté rocher, on peut simplement dire qu'il est excellent.
Accès: le mieux est certainement le parking P4, avec une descente en rappel dans «Frimes et Châtiments», car on a vite fait de manquer le parking P3 «Bottes et Surbottes» et de se retrouver au belvédère de la Dent d'Aire.
Et maintenant, place aux photos...